C’est l’histoire d’un écrivain - lecteur qui entreprend un long voyage dans l’espace et dans le temps. Il rend visite à ses pairs, les écrivains ou les lecteurs qui comme lui, ont puisé dans les textes, le plaisir subtil d’aller à la rencontre des mots : les mots des autres au sens réinventé, ses propres mots qui réinventent sa pensée.
Chaque rencontre est une aventure dans laquelle l’auteur se projette et nous invite. Nous sommes là où le premier scribe traça les premières lettres, inventant une mémoire au delà de sa propre mémoire. Nous écoutons la lecture à haute voix dans les monastères du quatrième siècle, époque qui n’avait pas encore découvert la lecture silencieuse et la considérait comme étrange. Nous participons à la réflexion de Kafka : « que n’importe quel texte peut être lu comme une allégorie révélant des éléments extérieurs au texte proprement dit, mais que toute lecture est en elle-même allégorique, objet d’autres lectures. »
Au fil des chapitres, nous sommes projetés dans l’intimité du lecteur avec ses lectures. Qu’il s’agisse du plaisir sensuel des mains caressant la jaquette ou du regard inquisiteur s’attardant sur les apparences, les titres, les caractères, la forme qui n’a cessé d’évoluer en fonction de l’usage et des techniques. Et puis cette rencontre avec Colette qui dévore passionnément
Les Misérables malgré une mère qui rabâche qu’il y a bien d’autres chats à fouetter... qui s’enfonce voluptueusement au creux de lits moelleux pour mieux se blottir entre les pages des livres. Et la reine Aliénor qui, jusque dans son repos éternel gît, un livre à la main.Et l’auteur lui-même, qui, à chaque déménagement, feuillette les livres oubliés au détour d’un étagère :
« Plus ma mémoire se dégrade , plus je souhaite protéger ce reposoir de mes lectures, cette collection de textures, de voix et d’odeurs. La possession de ces livres est devenue pour moi d’une importance capitale, parce que je suis devenu jaloux du passé. »
On visite les grands lieux, Babylone, Alexandrie mais aussi la papeterie du coin à Buenos Aires, là où The Black Spectacles de John Dickson Carr vous transforme un auteur on ne peut plus sérieux en accro de roman policier pour le reste de ses jours.
Il y a aussi cet étonnant chapitre consacré au comte Libri-Carucci della Somaia, grand bibliocleptomane, qui au XIXe siècle pilla sans vergogne les plus grandes bibliothèques de France, revendit les ouvrages et impliqua tellement la classe littéraire et politique dans ses larcins que les premières accusations portées contre lui parurent scandaleuses, qu’il fut défendu par les plus grands (Guizot, Mérimée), et condamné par contumace, ses affaires lui ayant largement laissé le temps de s’enfuir à l’étranger...
Voyager le Livre, les livres avec Alberto Manguel, c’est se situer entre tous les lecteurs, c’est se reconnaître entre les lignes, c’est traverser les temps et les espaces un livre à la main. À lire sans modération.
Solange Barroux