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La mise en œuvre de la refondation de
l’école est à ce jour essentiellement abordée
par les différents acteurs de l’éducation au travers
de la réforme des rythmes scolaires (RRS).
Les travaux engagés depuis la rentrée 2013 ou
fraîchement sortis des cartons s’inscrivent dans
des territoires singuliers, et si les pistes de solutions
sont innombrables, elles sont toutes à
traiter localement.
Le risque serait de considérer la RRS comme un
simple dispositif d’organisation des temps libérés
dans une logique programmative. Programmes
scolaires, d’activités, des accueils périscolaires,
il ne s’agirait que de calendriers à
remplir par une succession d’actions plus ou
moins cohérentes entre elles et qui ne porteraient
pas de sens pour l’enfant. Il pourrait les
traverser et les subir contraint par des obligations
qui lui sont étrangères et extérieures. Que
la programmation soit une préoccupation légitime
n’est pas mis en question : il faut bien
organiser le travail des animateurs, des personnels
de service, des chauffeurs de bus, des professeurs des écoles, tenir compte des impératifs qui
pèsent sur l’organisation des parents, mobiliser les ressources
financières, matérielles… C’est effectivement
indispensable mais certainement pas suffisant.
LE PROGRAMME D’ACTIVITÉS,
UNE HABITUDE RASSURANTE
La RRS fait appel à la participation de toute une communauté
éducative – même si elle ne se vit pas comme
telle d’ailleurs – où se croisent des représentants des
services de l’État, des collectivités territoriales, des associations
et des familles. Face à l’urgence, chacun tend à
viser l’efficacité, c’est-à-dire à être prêt à accueillir les
enfants dans des conditions de sécurité et d’organisation
satisfaisantes. Les habitus font que l’essentiel des
propositions pour la rentrée prendront la forme de ces
calendriers et programmes prenant en compte plus ou moins adroitement les paramètres financiers, techniques,
fonctionnels, ainsi que les divers enjeux locaux.
Un argumentaire éducatif et pédagogique sera toujours
invoqué, mais gageons, sans jugement, que les différents
concepteurs auront imaginé des réponses aux
problématiques posées pouvant être améliorées ultérieurement.
Les dispositifs pensés et mis en oeuvre sont
donc imparfaits, donc perfectibles. Offrons-nous le luxe
de ne pas nous précipiter et de nous inscrire dans une
temporalité longue, donnons-nous du temps. D’ailleurs,
s’intéresser à la notion du temps peut être un levier
puissant pour transcender la logique programmative
des dispositifs et être l’un des multiples axes structurants
d’une amélioration générale des propositions
d’organisation des rythmes scolaires au quotidien.
QUAND LE PROGRAMME
SCLÉROSE L’ACTIVITÉ
Un programme se structure à partir de trajectoires prédéfinies
(les calendriers). C’est une vision mécanique
qui prive les personnes, et pas seulement les enfants en
plus, de leur statut de sujet pour en faire des objets
dont la singularité est niée puisque diluée dans une
gestion de groupes catégorisés au travers des aspects
les plus visibles les constituant tels les groupes d’âges. Il est l’émanation d’une vision linéaire du temps où l’on
prescrit à un instant « T » ce qui devra se dérouler aux
instants suivants. La prescription étant celle d’un groupe
d’adultes qui a plus pour préoccupation une ingénierie
socio-éducative qu’une prise en charge personnalisée
de chacun des enfants. Elle génère une posture de guidage
où il sera objectivement question de contrôler (les
effectifs, le respect des horaires) plutôt que de viser à
l’émancipation de l’enfant.
On pourra toujours alors parler d’autonomisation, de
responsabilisation, de bien-être des enfants ou que sais-je
encore ? Bref, ces intentions louables risquent en réalité
de passer au second plan et chacun continuera à
ânonner son prêchi-prêcha bien pensant car la prescription
des plannings induit la prescription des actions des
enfants, les réduisant au statut d’agent exécutant, plus
ou moins docilement, obéissant pendant ses propres
temps libres.
Il s’agit pourtant de temps dits « libérés »... Ainsi, c’est
aux éducateurs – et pourquoi pas en associant les
enfants ? – de créer ou d’entretenir les conditions d’organisations
temporelles les accompagnant dans leurs
trajets singuliers à devenir auteurs de leurs loisirs
comme les objectifs éducatifs et pédagogiques le proposent
quasiment systématiquement.
LA RENCONTRE DES ACTEURS,
PRÉALABLE INDISPENSABLE
Pour se détacher de la prescription, un certain nombre de
conditions matérielles devront être réunies et pour cela, il
apparaît difficile de ne pas savoir se donner du temps :
celui, indispensable, à la rencontre des différents acteurs
éducatifs impliqués dans le dispositif mis en place, préalable
à la reconnaissance réciproque, préliminaire à la
mise en oeuvre opérante d’un projet global conçu sur des
valeurs partagées, car, après tout, « la rencontre humaine
ne peut être totalement enfermée dans une rationalité
programmée ».
Considérons plutôt les nouveaux temps périscolaires
comme le moyen du « passage d’un état objectif ou ressenti
d’impuissance, de limite, à un état imaginé plus
ouvert », celui de la puissance, celui d’acteur de sa propre
vie. Notons que ce passage s’opère en parallèle pour les
enfants et les éducateurs : travailler à l’émancipation des
uns induit l’émancipation des autres. Tout ceci n’est que
stratégie sur le long terme, et celle-ci ne peut s’envisager
sans changer de modèle dans l’approche collective à avoir
du temps.
POUR UNE AUTRE APPROCHE DU TEMPS
Dépasser la conception du temps « chronos », qui correspond
à la vision majoritairement répandue dans nos
sociétés occidentales contemporaines, celle d’un temps
linéaire où les instants se succèdent les uns aux autres,
pour entrer dans une approche plus complexe. Celle du
temps « tempus » peut nous aider à sortir du simple programme
mécanique et concevoir un modèle interactif où
le sujet opère de façon simultanée à son action un investissement
conscient de ses expériences passées, en les
situant dans une perspective du présentiel et du futur.
Il envisage l’action à venir pendant son action présente
tout en activant les expériences passées. L’instant B
conscientise le A précédent et le C postérieur. Ce que
d’ailleurs, nous faisons tous en permanence mais sans en
avoir conscience. Bref, gagnons en fluidité et en souplesse.
Dans cette perspective les activités devraient entrer en résonance car elles ne seraient plus conçues indépendamment
les unes des autres, chacune dans son coin, d’un
côté par un enseignant, de l’autre par un intervenant sportif
et encore après par un animateur. Il faudrait alors imaginer
les temps de la journée de l’enfant ou de sa semaine
comme des éléments d’un processus continu et relié d’acquisitions.
Soit, entériner la nature inhérente de tout être
humain (les enfants en étant paraît-il) à faire potentiellement
de tout espace et de tout temps un objet d’apprentissages. Les différentes séquences de la journée seraient toutes
conçues comme des temps favorisant les apprentissages mais pas
de façon détachée les unes des autres, car la continuité éducative
est non seulement une nécessité liée aux obligations légales, mais
aussi et surtout une obligation morale de tout éducateur.
PRODUIRE DES SITUATIONS INSCRITES
Les activités doivent être articulées de manière cohérente afin de
satisfaire aux rythmes chronobiologiques qui ne connaissent pas de
rupture mais qui évoluent selon des courbes dessinant le passage
d’un état d’intensité à un autre de manière progressive et fluide.
L’accès à l’intelligence passe par la production de liens et de sens,
d’où une nécessaire acquisition de compétences qui ne peuvent se
satisfaire d’être seulement prescrites. L’enfant doit disposer des
conditions qui lui permettent non seulement d’établir des liens
entre une activité (ses cours du matin) et une autre (les activités
périscolaires), mais aussi d’en être l’acteur, voire le créateur.
Cela ne peut que passer par la production de situations inscrites
dans des familles de situations relativement isomorphes elles - mêmes
intégrées dans des contextes donnés, structurés et cohérents
dans leur architecture. Ce qui est un peu plus ambitieux que
de pondre un planning. Puisqu’il s’agit de refonder l’école, concevons
dans un premier temps des dispositifs qui s’assument comme
imparfaits, dont nous savons qu’ils sont des outils qu’il faudra
remettre au travail à terme et dans une seconde phase, car ils permettent
la rencontre des acteurs éducatifs qui ne se fréquentent
que peu, au service d’une finalité qui est
l’éducation des enfants dans une visée émancipatrice.
Cette tâche est de la responsabilité de tous et correspond
à une forme d’obligation à laquelle aucun ne
peut s’extraire, du fait des références aux valeurs respectives
de chacun. Cela nécessite au moins trois
choses indispensables et rares dans notre monde
contemporain : une libération du carcan des habitudes
planificatrices, de savoir prendre le temps de l’écoute et
de l’observation, et une coordination patiente, bienveillante
et exigeante.
Guillaume Sauvion
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